Économie

Sauvons l'aide au tiers-monde

La Croix 19/6/1968

 

J'ignore quel gouvernement nous vaudront les élections, mais un point me semble sûr : il devra régler une énorme facture et force lui sera, s'il veut y parvenir, de procéder à de larges économies, notamment dans les secteurs réputés improductifs.

Par une sorte de réflexe, on pensera immédiatement à réduire l'aide française au tiers-monde. Une certaine démagogie réactionnaire poussera vers cette solution, même si l'aide aux sous-développés ne représente qu'une part infime des dépenses à comprimer.

Or, cette économie serait plus comptable que réelle. L'aide française va pour une part très large à l'Afrique noire francophone qui, soit directement, soit à travers la CEE, nous accorde en échange d'importants avantages. Ceux-ci permettent quelque 1 500 millions annuels d'exportation à notre industrie mécanique, 630 à notre industrie textile, beaucoup plus encore à nos industries alimentaires et, partant , à notre agriculture, sans parler d'autres industries, sans parler des transports maritimes que garantit le privilège du pavillon. Bien entendu, si notre aide cessait, ces avantages tomberaient, de ce fait l'économie recherchée se révélerait dispendieuse ou tout au moins stériliserait les affaires au moment où nous devrons poursuivre coûte que coûte leur expansion.

Bien plus ; cette économie prétendue s'avérerait vite dangereuse. Je sais qu'on n'a pas besoin d'un « complot » pour expliquer l'origine des récents événements : les injustices sociales sont nombreuses, l'Université présentait les rides de la sénilité, encore plus le régime a maintenu la jeunesse, notamment étudiante, en dehors de la société. Mais s'il n'y a pas forcément complot, du moins les récents événements nous ont-ils révélé le poids de l'influence maoïste dans notre pays. Or, le maoïsme incarne et exprime la révolte du tiers-monde. Nous savons désormais que la menace  de cette révolte n'est pas seulement un chantage pour forcer des libéralités réticentes. Si nous n'aidons pas le tiers-monde, et notamment cette Afrique noire qui nous est si étroitement unie, nous la livrons à Mao. Vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de nous-mêmes, n'est-ce pas une imprudence criminelle ?

En particulier, sacrifier notre aide au maintien des dépenses militaires, sur l'utilité desquelles je ne me prononce pas, serait de préparer une fois de plus la « guerre d'avant ». Nul ne sait si surviendra jamais une guerre atomique. On peut s'interroger sur le point de savoir si un pays comme le nôtre est apte à y jouer un rôle efficace, mais nous connaissons de science sûre que la vraie guerre actuelle a pris visage de guérillas et de maquis contre lesquels il n'existe d'autres armes que plus de justice sociale et plus de justice entre les peuples. À notre époque, la générosité constitue la meilleure force de dissuasion.

Et puis, est-il besoin de le dire ? Nos difficultés ne suffisent pas à nous dispenser d'un DEVOIR envers de plus pauvres et de plus malheureux.